Solitude

Les palliatifs illusoires de la solitude.

Douleur, inconfort : les oreilles des intervenants en soins palliatifs vibrent, il faut intervenir. Certes… Mais – et c’est là que se pose la question éthique –  c’est parfois, malheureusement, une intervention ou des interventions qui vont à l’encontre de tout ce travail du désir, ce travail extrêmement riche et nécessaire, en jeu dans la vie comme en fin de vie.

Il est difficile de supporter d’être démuni. Alors on peut choisir la voie rassurante d’un savoir y faire tout prêt, qu’il soit issu de la théorie et des écrits sur les soins palliatifs ou des expériences antérieures. Pour se dire au revoir dans la sérénité ou l’acceptation, le soignant va par exemple intervenir dans une famille désunie et organiser une ultime réunion de famille où on jouera la réconciliation. Ou ne sachant que répondre quand le temps de mourir dure – quand la vie prend encore son temps – on exporte des petites phrases magiques : « Vous êtes sûr qu’il a dit au revoir à tout le monde ? » ou pire, « Dites-lui qu’il peut partir… ». Des petites phrases magiques qui témoignent de notre déni, de notre refus de se confronter à l’impuissance – quand la médecine n’y peut plus, ces paroles magiques pallient cette impuissance. Mais comme le disait une jeune femme qui perdait son mari : « Si ma parole a le pouvoir de le faire partir, pourquoi n’a-t-elle pas celui de le faire rester ? » Et que dire à cet adolescent à qui un soignant a suggéré « dis à ta maman qu’elle peut partir » quand avec angoisse il demande quelques années plus tard si c’est lui, sa parole qui l’a tuée ? De quelle solitude terrible a-t-on chargé cet adolescent ?

La colère, la tristesse ou le silence de ceux qui ne veulent pas être dupes a sa source dans le désir : les sœurs d’une patiente se plaignent que celle-ci n’en finit pas de mourir, un soignant passe par là et après leur échange, les sœurs répètent à la patiente qu’elle peut partir, qu’elle peut être tranquille pour sa fille, elles rappellent son ex-mari pour lui dire au revoir – c’était bien la dernière personne à qui la patiente aurait fait appel si elle l’avait pu : elle est bien plus seule, dans son état semi-comateux, avec une telle présence abhorrée. Jusqu’à ce que n’en pouvant plus, sa fille se soutienne de ma présence (c’est-à-dire des heures passées ensemble, sa mère, elle et moi, en séances de relaxation qui ouvraient une parole entre elles) pour « remettre les pendules à l’heure »[4]  : « Ça suffit ! Maman n’a jamais voulu mourir, elle s’est toujours battue, ce n’est pas maintenant qu’elle va abandonner ! ». Cette voix qui hurle, c’est la voix du désir, elle hurle que la fin de vie ne doit pas revêtir les beaux habits de l’illusion prêtés par d’autres mais qu’elle ne peut se vivre que dans la cohérence avec la vie.

Le soignant qui choisit de telles recettes choisit le confort – le sien : il n’est pas tout seul. Il a avec lui la compagnie des réponses soufflées par ses 10 ou ses 500 accompagnements précédents, par ses kilos de livres, par toutes ses formations, il a avec lui le plaisir d’une belle histoire qu’il partagera sans doute en équipe, l’histoire d’une famille magiquement réunie la veille d’une « belle » mort.

Mais ce confort immédiat ne tient pas la route : il obture le travail de deuil en falsifiant les fils de l’histoire. Le soignant laisse le patient finir sa vie comme un étranger à sa propre vie, à laquelle il n’aura d’ailleurs pas pris part – par exemple il n’aura pas pris acte de ce que le désir, la vie du patient a eu ses raisons de conduire à des dysharmonies familiales et en jouant au réconciliateur il crée un fil de toute pièce qui est le sien, qui fera tout au plus illusion. Il condamne le patient à une solitude bien pire à laquelle il aurait pu remédier – certes au prix d’un certain inconfort : ce choix cultive ainsi sourdement un des critères du burn out [5] car il est usant pour un soignant de répéter une recette d’une chambre à l’autre où au lieu de voir un être humain vivant il finit par voir un malade mourant parmi d’autres à qui on répète de toute façon la même chose.

Alors exit le savoir théorique ou d’expérience ? Il ne faudrait plus lire, plus se former, ni même parler de notre travail ? Aller au feu les mains vides ? Non : exit le savoir théorique ou d’expérience mis en place de pouvoir qui remplace le travail intime, singulier et collectif – de soi, du lien avec le patient, ses proches, avec ses collègues. Exit pour donner lieu, littéralement, au désir et à toute la richesse, à tout le mouvement qu’il suscite chez chacun.


[4]Dans le séminaire « Le désir et son interprétation », Lacan souligne comment Hamlet, dans la tragédie de Shakespeare, « est toujours suspendu à l’heure de l’autre », jusqu’à sa mort, coincé dans le désir de l’autre et non à son affaire.  Quand il est dit au patient qu’il peut partir… c’est effectivement tout platement l’heure de l’autre qui prime. Le patient a ses raisons de ne pas s’y soumettre.

[5]L’épuisement émotionnel, un des critères du burn out, est souvent pointé en soins palliatifs. Mais nous pensons ici plus particulièrement au critère de la déshumanisation de la relation à l’autre dans la mesure où le caractère singulier de la rencontre passe à la trappe et ce d’autant plus dangereusement que c’est sous couvert du soin individualisé.

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