Solitude

Pallier singulièrement la solitude.

Pour reprendre la métaphore de l’eau et du désir, il s’agit en fin de vie non pas magiquement de changer le cours qu’a pris le ruisseau ou d’endiguer la mort dans un pattern d’une bonne et belle mort qui nous convient, il s’agit au contraire d’entendre dans le fil du discours par quel bout le désir s’attrape pour que la vie se vive jusqu’au bout. C’est dans la rencontre, et non dans l’évitement, de la solitude inhérente à la douleur d’exister que jaillit cette ressource du désir toujours prêt à rebondir pour peu qu’on lui donne la parole. C’est du cœur de cette douleur que jaillit une réponse éminemment singulière, véritable trouvaille sur le chemin de l’accompagnement du patient et relance pour le soignant, ouverture sur le deuil.

Jorge Semprun l’a écrit : à son professeur et ami mourant, à Buchenwald, il récite quelques vers de Baudelaire…

Ô Mort, vieux capitaine, il est temps ! Levons l’ancre !
Ce pays nous ennuie, ô Mort ! Appareillons !
Si le ciel et la mer sont noirs comme de l’encre,
Nos cœurs que tu connais sont remplis de rayons !

Ce n’est pas pour enrober la mort puante que Semprun cite ces vers, c’est « dans une panique soudaine » devant « le regard qui constate l’approche de la mort », c’est dans la douleur d’exister. « C’est la seule chose qui me vienne à l’esprit » dit-il, et ce qui lui vient à l’esprit est cousu du fil de leur amitié[6].

C’est ce qui peut se construire avec chaque patient, comme avec cette patiente qui a demandé l’euthanasie mais en fixe la date à 3 semaines, une date symboliquement importante pour elle et ses proches qu’elle voudrait fêter en allant au restaurant. L’équipe est mal à l’aise avec ce souhait irréalisable : la mort sera probablement là avant et il est impossible d’encore concevoir une sortie, même de quelques heures. Une infirmière en discute avec son compagnon, lui propose de faire la surprise d’un resto à l’hôpital en prenant un repas traiteur. Ce que le compagnon ne sait pas c’est que l’équipe a encouragé la patiente à s’habiller ce jour-là, elle a fait venir la conseillère en soins esthétiques et a transformé la chambre de la patiente pendant qu’elle était en radiothérapie en mini restaurant, bref, chacun y a mis du sien…

L’accompagnement singulier c’est d’avoir saisi ce fil du désir sans en plaquer un. Il y a du merveilleux dans cette démarche – il y avait beaucoup de joie dans cette chambre – qui n’est pas reproductible telle quelle : pas plus qu’il ne serait intéressant de réciter une poésie à tous les patients, pas plus il ne serait intéressant de reproduire ce moment festif, à moins de vouloir offrir un divertissement – et le divertissement, que ce soit un moment littéraire, musical, clownesque ou autre, c’est bien nécessaire aussi mais ce n’est pas ça l’accompagnement singulier.

L’accompagnement singulier nous lie au patient avec le fil dont est cousu sa vie, son désir, qui est tout à la fois le fil qui découd la vie du désir, jusqu’à ce point ultime de douleur d’exister, ce point de solitude radicale de coupure du désir et de la vie. Il a pour inconfort l’affrontement de ce moment mais il a aussi pour richesse la découverte d’une vie et c’est bien pour ça que la parole en équipe nous est indispensable en soins  palliatifs : non pas pour trouver une belle harmonie d’ensemble, ou se donner l’illusion d’une « belle » mort mais pour témoigner, dans la contradiction même des témoignages de chacun des quelques petits fils saisit dans la trame du désir, dans la trame d’une vie singulière qui fut et c’est précieux, ce qu’elle fut, avec ses bonheurs et ses malheurs, ses contradictions, ses impasses…  « Il m’a dit qu’il est prêt à mourir. Non, il prépare ses vacances ». « Il veut mourir. Non, il veut connaître sa petite-fille ». « Son meilleur souvenir de vacances c’est l’Espagne. Non, c’est là qu’il a décidé de divorcer ». La vie est tout cela à la fois et bien d’autres choses encore qui forcément nous échappent.

Tenir ce fil du désir, c’est ce qui fait que nous n’aurons pas été étrangers à cette petite parcelle de vie. C’est ce qui fait qu’une vie se vit jusqu’au bout dans la vie et non dans la mort qu’on lui propose. C’est ce qui fait qu’un patient n’est pas étranger à sa propre vie au moment où il chemine jusqu’à ce point ultime de la douleur d’exister, là où gît la solitude extrême et irrémédiable qui confronte notre rêveur endeuillé à un savoir que le rêve restitue. Il était seul, il ne le savait pas. Avec ce savoir nouveau, le désir peut rejaillir.

Semprun récitait les vers de Baudelaire à son ami et l’un et l’autre savaient peut-être :

Ô Mort, vieux capitaine, il est temps ! Levons l’ancre !
Ce pays nous ennuie, ô Mort ! Appareillons !
Si le ciel et la mer sont noirs comme de l’encre,
Nos cœurs que tu connais sont remplis de rayons !

Verse-nous ton poison pour qu’il nous réconforte !
Nous voulons, tant ce feu nous brûle le cerveau,
Plonger au fond du gouffre, Enfer ou Ciel, qu’importe ?
Au fond de l’Inconnu pour trouver du nouveau !
[7]

Christine Bonnet


 

[6]Jorge Semprun, L’écriture ou la vie, NRF Gallimard, 1994.

[7]Charles Baudelaire, Le Voyage, je souligne.

 

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