Un commentaire de “L’Âme du Narcissisme” par
Jean-Louis Chassaing
Paru dans la collection ci-dessus nommée, ce livre de Christian Fierens reprend le mot « narcissisme » introduit par Freud dans la psychanalyse, lui redonne une âme en quelque sorte. En effet ce mot, devenu presqu’une honte voire une insulte, sans parler de « pseudo diagnostic » rejoignant par là la vindicte populaire, méritait un retour non à son origine mais à sa place dans la psychanalyse. A sa place et, comme tout « concept » s’il en est un, à son histoire – histoire de cette place, soit ici une tentative de Freud de répondre à Jung à une certaine époque, notamment sur la question de la psychose entre autre.
Cette collection, dirigée par Pierre Bruno et Marie-Jean Sauret, « entend désenclaver la psychanalyse, d’une part en la rendant disponible, moyennant un effort, à un transfert raisonné de sa perspective dans d’autres disciplines, d’autre part en s’offrant, comme le souhaitait Lacan, au contrôle de la communauté scientifique ».
Il nous a semblé que parler de ce livre valait une place sur le site de l’Association lacanienne internationale. Christian Fierens est membre du Questionnement psychanalytique et de l’Association freudienne de Belgique-ALI.
I. Aujourd’hui ?
Le grand succès accordé à la notion de « pervers narcissique » élaborée si l’on peut dire par Paul-Claude Racamier, psychiatre et psychanalyste (1924-1996), auteur de Le psychanalyste sans divan[1], témoigne que l’on est passé du médical au « sociétal » avec un retour dans le giron du juridique. Il publie dans la Revue française de psychanalyse[2], en 1986, Entre agonie psychique, déni psychotique et perversion narcissique[3], puis en 1987 dans une autre revue (Gruppo), De la perversion narcissique[4]. Il poursuit dans un livre, paru en 1992, Le Génie des origines, psychanalyse et psychose, dont un chapitre est consacré à ce thème, thème à succès qui sera repris en 2012 dans Les perversions narcissiques[5]. Le tour est joué Pour lui il s’agit d’« une organisation durable caractérisée par la capacité à se mettre à l’abri des conflits internes, et en particulier du deuil, en se faisant valoir au détriment d’un objet manipulé comme un ustensile ou un faire-valoir ». Question de la valeur ?
Il est donc important de préciser qu’il s’agit au départ d’un lien, d’une modalité interactive. D’une intersubjectivité où l’un se met en valeur de dévaloriser l’autre, lequel, n’oublions pas cela, se sent ainsi privé de sa valeur par celui-là. Ils en faut au moins deux, voire seulement deux dans la relation disons quelque peu en miroir. Nous pouvons ainsi comprendre comment un des émules de Racamier, Alberto Eiguer, psychiatre et psychanalyste également comme il se doit, écrit le titre d’un livre Le pervers narcissique et son complice[6]. Le coté un peu provocateur, mais juste cliniquement, ne lui a pas échappé tant il parle de son complice et non de sa, alors que dans une interview il évoque le fait évidemment qu’il s’agit surtout de relation homme femme, la victime étant cette dernière… Alberto Eiguer est Président de la Société internationale de thérapie familiale psychanalytique.
Ainsi la perversion narcissique est un repérage d’un dysfonctionnement à l’intérieur d’un groupe, elle porte donc principalement sur l’identification de comportements au sein d’un couple, d’une famille, d’une société.
Ce n’est pas un concept médical, ce n’est pas un concept psychiatrique (on ne le trouve pas dans le Manuel de Porot, ni dans celui d’ H. Ey ni dans les classifications actuelles, pas dans le DSM ni dans la CFTMEA de Mises (classification française des troubles mentaux de l ‘enfant et de l’adolescent). Et ce n’est pas un concept psychanalytique mais une juxtaposition de deux termes psychanalytiques.
Auparavant le narcissisme revêt un accent essentiel dans la description par les psychiatres nord-américain pour leur conception des border line. Border line states ? Border line syndrom ? D’origine viennoise, Heinz Kohut (1913-1981) et Otto F. Kernberg (1028-) ont en effet particulièrement développé des études sur le narcissisme, sur un mode comportemental, sociétal voire psychopathologique, faisant appel à la notion de Freud à leur façon. La diffusion de leur travaux fait aujourd’hui quasiment office de point d’origine des travaux sur les états limites, laissant de coté « l’origine » antérieure du concept en 1884 chez le psychiatre américain Charles Hamilton Hughes, qui cite lui-même comme référence l’aliéniste français Benjamin Ball, rival de Magnan[7].
Mais dans ce livre de Christian Fierens il n’est pas question de cela ! Ou plutôt il s’interroge, au début et en fin de son livre, sur l’actualité, et c’est dans le dernier chapitre qu’il évoque les auteurs précédents.
Ces premiers points justifieraient s’il le fallait la reprise nécessaire de l’introduction du narcissisme par Freud dans la théorie psychanalytique, ce dont nous entretien Fierens. Qu’est ce que le narcissisme pour la psychanalyse, pour les psychanalystes ?
Dans un texte paru sur le site de l’ALI, Le réel du narcissisme, Jean-Paul Hiltenbrand fait référence aux études récentes Outre-Atlantique de Christopher Lasch autour de « La Culture du narcissisme ». Hiltenbrand évoque cette « passion secrète d’être soi », mais écrit que cette fonction narcissique là « n’est pas tout à fait celle décrite par Freud dans son article de 1914, ni non plus tout à fait celle développée par Lacan à partir du stade du miroir et de ses conséquences, ni celle latente à la Massenpsychologie. » D’ailleurs, reprenant Freud pas à pas, Hiltenbrand évoque le « fameux » stade de l’autoérotisme, dont il faut bien dire avec Lacan qu’il se situe à l’opposé du narcissisme ! En effet Lacan précise que cet autoérotisme concerne l’état dans lequel les objets « a » se trouvent éparses, non tenus, non tenus notamment par l’image, i( ), c’est à dire par le moi, le narcissisme en quelque sorte (ce qui est repris très cliniquement par Patrick Petit pour les toxicomanes).
Ce en quoi entre autre le livre de Christian Fierens est tout à fait nécessaire en son élaboration de l’âme du narcissisme. La question de la différence évoquée ci-dessus – autoérotisme et narcissisme – est d’ailleurs une question princeps qui trouve un long développement, interrogatif, dans ce livre. C’est un exemple, important et qui revient à plusieurs endroits, de la démarche de l’auteur qui ne conclue pas une fois pour toute mais développe, argumente, emprunte au texte de Freud, l’interroge, s’interroge et nous fait part de sa pensée. De ses réflexions !
C’est aussi cette « Grandeur et misère du narcissisme – Condamnés à être libres » que des collègues ont interrogées lors de journées qui se sont tenues à Paris les 14 et 15 Juin 2003, journées publiées dans les Cahiers de l’Association lacanienne internationale. Ces études reprennent alors cette notion freudienne dans ses rapports avec l’actuel, avec la clinique du contemporain.
[1] Racamier, P-Cl ; Le psychanalyste sans divan, Payot, réédit. Février 1993. L’auteur indiquait son appartenance à une psychanalyse groupale et institutionnelle. Il invente des « concepts », autant issus de l’analyse des groupes que des thérapies familiales et systémiques et de sa propre élaboration, et non conformes pour notre part à la théorie freudienne et à sa pratique bien que s’en inspirant…
[2] Revue de la Société Psychanalytique de Paris (SPP), constituante de l’Association Internationale de Psychanalyse, première revue internationale de psychanalyse en langue française, fondée « sous le patronage du Pr Sigmund Freud », la revue existe depuis 1927. Un groupe s’en détache pour donner :
La Société Française de Psychanalyse (SFP), créée en 1953.
La SFP a été créée par Daniel Lagache et Jacques Lacan, en partie sous l’impulsion d’une opposition, liée aux principes de la formation des analystes, opposition à Sacha Nacht au sein donc de la Société Psychanalytique de Paris (SPP), après une scission menée par Daniel Lagache, Juliette Favez-Boutonier, Françoise Dolto, Blanche Reverchon–Jouve et Jacques Lacan.
Elle ne fut pas reconnue par l’association psychanalytique internationale, et sa dissolution en 1964 donnera naissance à l’Association psychanalytique de France (APF) et à l’École freudienne de Paris.
[3] Revue Française de Psychanalyse, vol.50, n° 5. 1986.
[4] Gruppo, Revue de Psychanalyse Groupale, 1987, n° 3, pp. 11-27.
[5] Racamier, P-Cl, Perversions narcissiques, Payot, 2012.
[6] Eiguer, A. ; Le pervers narcissique et son complice, Dunod, coll. Psychismes, 4ème éd. 2012.
[7] Chassaing, J-L ; Borderland Psychiatric Records – Prodromal Symptoms of Psychical Impairment. Dr Charles Hamilton Hughes
Faut-il en faire cas ? Présentation d’un texte historique des « états-limites ». La revue lacanienne, 2011/2 (n° 10) « Lire le réel. Actualité des Classiques ». Erès éditeur.
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