II. L’âme du narcissisme
Le narcissisme est tenu pour son fait unique de repli, de retrait libidinal sur le moi. Or il s’agit d’une notion pleine d’ubiquité. Déjà en 1976 Guy Rosolato[8] donnait « cinq courants à la base de sa structure : le retrait libidinal, l’idéalisation, le dédoublement, la double entrave et l’oscillation métaphoro-métonymique, en sachant que chacun étaie les autres… ». Fierens ne renierait pas ces « courants », tout du moins le retrait libidinal, l’idéalisation, et cette bipolarité tenace chez Freud, celle des pulsions, d’un narcissisme primaire et un autre secondaire, un caché et un qui se montre, de même que ces mouvements d’aller et retour. Rosolato précise « (1) Narcisse repousse Echo, ou Ameinias ; (2) il découvre son reflet dans une source ou, selon Pausanias, il reconnaît en lui sa sœur jumelle morte ; (3) cette image de lui-même idéalisée le fascine ; (4) il reste entravé dans sa stérilité, son impuissance, entre la vie et la mort ; (5) et quant il s’éteint une métamorphose s’accomplit, une plante qui porte son nom apparaît, l’oscillation se déporte métaphoriquement sur le souvenir ainsi perpétué par la création d’une fleur qui évoque la beauté corporelle défunte. » Il est intéressant de relire Rosolato en parallèle avec Fierens, par exemple lorsque le premier écrit « L’oscillation est le narcissisme même par le projet de faire coïncider, de dominer dans une même série les oppositions » alors que Fierens ne cesse de rappeler le mouvement d’aller et retour et la non fixité de définitions simples (im)possibles…
Dans le mythe même comme le rappelle Pierre Hadot[9] « les différents témoignages tardifs de la fable de Narcisse » (Ovide ; Conon ; Pausanias ; Philostrate) « ne permettent guère de reconstituer le mythe dans sa forme originelle ». Pierre Hadot après avoir « dégagé les éléments les plus signifiants de la fable » déploie « assez longuement l’exposé de l’interprétation philosophique que Plotin nous donne de ce mythe, parce qu’elle touche plus directement aux problèmes du narcissisme. » Pour Pierre Hadot l’erreur de Narcisse est de « croire que l’image de lui-même qu’il voit dans les eaux est un être réel et à vouloir posséder ce qui n’est qu’une ombre ». L’interprétation de Plotin n’est pas une reprise de la doctrine platonicienne, selon laquelle la réalité visible n’est que reflet du monde des Idées. Ce que la théorie de Freud pourrait aussi laisser penser, en ses aller retour entre la relation anaclitique, aux objets, et la relation au Moi, mais aller retour ici pris, chez Freud, dans une dynamique oscillatoire. Ou encore le narcissisme secondaire, apparent, s’appuie sur le primaire, caché, bien que Freud n’élabore pas une symétrie, loin de là, entre les deux. L’interprétation de Plotin semble détenir selon Pierre Hadot « une dimension psychologique beaucoup plus profonde. Si Narcisse tient pour une réalité substantielle ce qui n’est qu’un reflet, c’est qu’il ignore la relation entre ce reflet et lui-même. Il ne comprend pas qu’il est lui-même la cause de cette ombre ». Il ignore. Il est dans cette méconnaissance. De même pour ce que Pierre Hadot appelle l’âme « narcissique » (ce qui de nouveau ne serait pas pour déplaire à Christian Fierens), « elle ignore que son corps n’est qu’un reflet de son âme, parce qu’elle ignore ou a oublié le processus de la genèse du monde sensible ». Le texte de Pierre Hadot comme toujours est complexe, et « complet », précis, non « conventionnel » mais au plus près des contextes et de l’Histoire.
[8] Narcisses ; Nouvelle Revue de psychanalyse Numéro 13 Printemps 1976. Gallimard.
[9] Hadot, P. ; Le mythe de Narcisse et son interprétation par Plotin ; id. ci-dessus.
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