Solitude

Un rêve.

Freud n’a pas inventé que les rêves ont un sens, il s’inscrit à cet égard dans une longue tradition. Ce qu’il a inventé, c’est qu’il ne faut pas aller chercher ce sens dans une clé des songes (il a rêvé ça = ça veut dire ça) ou chez un devin quelconque ; ce sens, c’est le rêveur qui le découvre ou le déroule quand il se laisse aller à parler de son rêve et à propos de son rêve. C’est alors qu’on peut entendre que le rêve est un travail dans lequel le rêve mélange souvenirs de la veille et éléments du passé. Pour préserver le sommeil, pour éviter le réveil, le travail du rêve déforme les éléments, les embrouille, tandis que d’autres sont censurés de façon à ce qu’il n’y ait pas de pensées désagréables qui viennent troubler le sommeil (le cauchemar).

Certains rêves nous semblent vraiment absurdes, mais, dit Freud, « c’est souvent là où il paraît le plus absurde que le rêve veut dire le plus de choses » : le rêve s’y prend un peu comme le bouffon d’autrefois, dont le rôle était d’oser dire un discours interdit en déformant les propos. Le rêve donne une apparence absurde à des pensées qu’il nous serait difficile d’accepter. Freud ajoute que les rêves dans lesquels les morts vivent, agissent, sont assez fréquents mais ils ne devraient pas nous étonner ou nous égarer dans des interprétations farfelues : après tout, dit-il, « combien de fois ne sommes-nous pas conduits à penser : « Si mon père vivait, que dirait-il ? ». Le rêve ne représente pas le « si », il met en scène le père et ce qu’il dirait.

Freud rapporte ce rêve :

« Un homme, qui a autrefois soigné son père pendant la longue et douloureuse maladie qui l’a mené à la mort, rapporte que, pendant les mois qui ont suivi cette mort, il a rêvé, de façon répétée, ceci : son père était de nouveau en vie et il parlait avec lui comme autrefois. Mais en même temps il ressentait de façon extrêmement douloureuse que pourtant son père était déjà mort, seulement il ne le savait pas. »[1]

En soins palliatifs, il arrive souvent qu’un proche d’une personne mourante dise son souhait de mort : « j’ai un peu honte de dire ça mais la mort serait un soulagement pour elle ». Ce rêveur avait lui aussi souhaité la mort de son père au cours de la maladie mais ce que le rêve articule, dit Freud, c’est qu’il renvoie à un souhait bien plus ancien, un souhait infantile de mort du père, dont le rêveur ne se souvient que dans le décours de ses associations à propos du rêve. L’interprétation freudienne restitue ce sens : il ne savait pas qu’il était mort « selon son vœu ».

Dans son séminaire sur Le désir et son interprétation, Lacan va notamment s’arrêter à cette précision que donne le rêveur : il ressentait de façon extrêmement douloureuse que pourtant son père était déjà mort : « Cette douleur que ressent le sujet dans le rêve…  n’oublions pas que c’est un sujet dont nous ne savons rien d’autre que cet antécédent immédiat qu’il a vu mourir son père dans les affres d’une longue maladie pleine de tourments …cette douleur est proche dans l’expérience, de cette douleur de l’existence quand plus rien d’autre ne l’habite que cette existence elle-même, et que tout, dans l’ex­cès de la souffrance, tend à abolir ce terme indéracinable qu’est le désir de vivre. » C’est de « cette douleur d’exister, d’exister quand le désir n’est plus là » dont il est question[2].

Cette expression, la douleur d’exister, ce concept diront certains, a été reprise à propos de la dépression pour évoquer ce qui est manifeste dans la dépression, à savoir une panne du désir. Le désir est en panne dans la dépression et vous pouvez y aller de tous les encouragements possibles, le déprimé est en panne dans son désir.

Je ne crois pas que la personne qui va mourir déprime ni que son désir soit en panne. Par contre, si désirer c’est être en mouvement, a contrario la personne qui va mourir se trouve embarquée dans un travail de démaillage.

Le travail d’accompagnement, à coup sûr pour le psy[3], c’est un travail qui doit permettre ce démaillage tant pour le patient que pour les soignants, autrement dit il s’agit d’entendre la vie du désir jusqu’au bout et la soutenir jusqu’au bout tout en entendant aussi et en sachant que la vie est en train de se découdre du désir jusqu’à ce point ultime de la douleur d’exister.

La douleur d’exister, telle que Lacan en parle, me semble notamment propre à ce moment de l’existence où le contact avec le patient se perd, où les proches nous abordent en évoquant le temps que la vie prend encore avant de céder, c’est à ce moment-là souvent qu’on entend le souhait de mort. Qui dit douleur, en soins palliatifs, dit inconfort.


[1]Freud, in L’interprétation des rêves, 1905, Le travail du rêve et Formulations sur les deux principes du fonctionnement psychique, 1911.

[2]Lacan, Le désir et son interprétation, 1958-1959, notamment la leçon du 10 décembre 1958.

[3]Travailler la question du désir n’appartient pas à une profession déterminée. Mais « à coup sûr pour le psy », dont la formation est d’en découvrir, soutenir et supporter toutes les arcanes.

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