L’affect en psychanalyse expliqué par le détour de l’Éthique de Spinoza

L’affect en psychanalyse expliqué par le détour de l’Éthique de Spinoza

L’affect en psychanalyse expliqué par le détour de l’Éthique de Spinoza[1]

 

La question : il y a à côté de « l’inconscient structuré comme un langage », le symbolique, la réalité : que faites vous de cette réalité concrète, l’énergie psychique, les affects et les pulsions ? Qu’en faites-vous ?

Aborder la psychanalyse avec la formule de « l’inconscient structuré comme un langage » n’est-ce pas « des mots, des mots, des mots » ? Le signifiant c’est ce qui représente le sujet, — le sujet n’est jamais qu’une représentation, il n’est pas, n’est pas une réalité (même psychique), il s’est barré –, mais le signifiant ne représente le sujet que pour autant que le signifiant diffère de lui-même, qu’il est employé pour quelque chose d’autre, de nouveau, il est déjà métaphore et cette autre chose nous embarque vers un glissement métonymique (c’est ce qui s’appelle ailleurs le travail du rêve). L’inconscient suppose cette structure primordiale du symbolique en action. Il y aurait pourtant, en dehors du symbolique, « ce qui ne s’embarrasse pas de mots », « l’énergie psychique », « l’affect » et la « pulsion ». Qu’en faites-vous ? Questionne Jacques-Alain Miller.

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Principe général de la réponse : envisager une telle dichotomie c’est identiquement ne rien vouloir entendre de la psychanalyse.

Nous aurions une opposition entre le symbolique qui relève du langage et s’apparente à l’intellectualisme d’une part et ce qui ne s’embarrasse pas des mots et relève d’un réalisme plus concret, absolument basique. Cette opposition met en scène la résistance à la psychanalyse en tant qu’elle s’oppose au discours psychanalytique. Les sociétés de psychanalyse peuvent servir d’assistance mutuelle contre le discours psychanalytique. Ainsi l’association internationale de psychanalyse, que Lacan rebaptise SAMCDA, société d’assistance mutuelle contre le discours analytique, aurait repris les dits de Freud qui renverraient à une réalité basique, tout en oubliant le dire, le discours psychanalytique qui les sous-tend. Derrière les dits peut-on retrouver le dire ?

Les trois termes « énergie psychique », « affect » et « pulsions » sont introduits comme des concepts, des dits classiques de la psychanalyse. Comment n’y pas oublier le dire propre au discours analytique ?

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L’énergie psychique : une grossière métaphore.

Primo prise de distance du réalisme transcendantal : l’énergie n’est pas naturelle, mais implique un système symbolique

Le terme d’énergie est emprunté métaphoriquement à la physique. L’usage de la métaphore démontre bien qu’on pense, que même pour ce réel, même « là aussi on a des idées » (AE 521). Mais il n’est pas juste de parler d’énergie comme naturelle – Deus sive natura – puisqu’elle n’existe que par la vertu de l’artifice de l’homme qui l’accumule dans des barrages en énergie potentielle et les barrages ne sont pas « naturels » au sens d’un réalisme basique.

L’énergie psychique ou l’énergie vitale est une métaphore, le signifiant métaphorique est emprunté à la physique.

La formule de l’attraction universelle explique l’inconscient et l’action du symbolique.

Par la lettre. Dans Radiophonie, Lacan avait choisi de s’appuyer sur l’action de la formule de l’attraction universelle[2] pour expliquer l’inconscient.

L’énergie est une grossière métaphore.

L’énergie comme « force de vie » (AE 522)[3] constitue « une grossière métaphore », dit Lacan. Pourquoi la dire « grossière », alors que trois ans plus tôt, Lacan avait fait référence à une métaphore physique ?

Contrairement à la formule newtonienne où il s’agit de la lettre, la métaphore de l’énergie confère subrepticement la qualité de substance au signifiant occulté (l’énergie de l’inconscient) sous prétexte qu’on accorde cette même qualité substantielle au signifiant métaphorique (l’énergie des physiciens). La métaphore est grossière en ce qu’elle substitue une substance à une autre substance au lieu d’être plus justement la substitution d’un signifiant à un autre signifiant. Il s’agit de montrer que l’énergie physique qui sert de signifiant métaphorique n’est pas une substance. L’énergie du physicien ce n’est pas une substance[4], c’est une « constante numérique » ou encore une formule et une formule qui agit. Mais ne doit-on pas dire avec Kant qu’une substance se définit comme une constante[5] ? Si Lacan récuse la notion d’énergie psychique comme substance c’est en référence à la définition spinozienne de la substance « ce qui est en soi, et se conçoit par soi : c’est-à-dire, ce dont le concept n’a pas besoin du concept d’autre chose, d’où il faille le former » (Éthique de Spinoza, édition bilingue du Seuil, dorénavant abrégée Éth., 14-15). Or, la constante numérique a justement besoin d’autre chose pour être formée. Le premier principe de la thermodynamique est que, dans un système isolé, l’énergie totale est constante. C’est un chiffre et c’est « un fait d’expérience mentale ». Mais d’abord isoler le système mathématiquement par la pensée, pour pouvoir le vérifier ensuite physiquement.

L’inconscient n’est pas un chiffre, mais un déchiffrage.

Mais il y a plus : l’inconscient n’est pas non plus un chiffre au sens de la constante de Newton. L’énergie se chiffre, l’inconscient se déchiffre. C’est l’absence de chiffre et c’est ce que veut dire la jouissance. La jouissance « ne fait pas énergie ». Il s’agit des processus primaires, c’est-à-dire des transformations métaphorique (condensation) et métonymique (déplacement), mises en évidence dans la première topique freudienne[6]. Énergie physique et jouissance diffèrent fondamentalement. L’énergie physique relève du discours scientifique, la jouissance du discours hystérique. Dans ce dernier discours, il s’agit d’un pur travail de transformation qui ne pense pas, ne calcule pas, ne juge pas[7]. Mais ne s’agit-il pas aussi d’un travail de transformation avec l’énergie physique de la science ? « Le discours scientifique et le discours hystérique ont presque la même structure » : l’agent est le sujet barré, ce qu’on fait travailler c’est un signifiant (la constante du physicien ou l’idéal présenté pour le partenaire de l’hystérique) et ça produit c’est les théories du scientifique ou les théories de l’hystérique (= la psychanalyse)[8]. Mais le travail de l’hystérique est un pur travail de transformation sans constante.

L’instrument de ce travail de déchiffrage c’est l’objet a.

Reste la vérité de ce travail. D’où vient-il ? Quelle en est l’âme ? L’âme ne vaut que comme l’instrument occasionnel avec lequel nous pensons, avec lequel nous travaillons ; ça nous colle à la peau[9] et nous ne pouvons que l’employer comme un organe ou un outil, non substantiel, pour « penser ». L’âme c’est l’instrument du fameux principe de plaisir ce n’est rien d’autre que ce qui commande l’Éthique d’Aristote, aussi bien que l’éthique épicurienne (plaisir de vie sensible) et l’éthique stoïcienne (plaisir d’être l’idéal d’homme). C’est l’éthique de Kant qui constitue le véritable tournant où l’éthique n’est plus commandée par le plaisir, mais par la « jouissance », la jouissance de la liberté inhérente à l’exercice de l’impératif catégorique chez Kant et la jouissance sadienne[10].

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[1] Commentaire de la quatrième question de Télévision, de Jacques Lacan (Autres Écrits, abrégé dorénavant AE, 521-528).

[2] « La vraie portée » de la gravitation newtonienne est celle de « l’action » « de la formule qui en chaque point soumet l’élément de masse à l’attraction des autres aussi loin que s’étend ce monde, sans que rien y joue le rôle d’un médium à transmettre cette force » (AE, p.422).

[3] à rapprocher de la « force d’exister » propre au corps ou à une partie du corps que l’esprit affirme par l’idée confuse qu’est l’affect (définition générale des affects, Éth. p.330-331)

[4] « L’énergie n’est pas une substance, qui par exemple se bonifie ou qui devient aigre en vieillissant » (AE 522) ;

[5] cf. Première analogie de l’expérience, Critique de la raison pure, I, p. 918-919 A182-B224.

[6] Les schémas de la deuxième topique sont la honte de la psychanalyse, car on y traite la jouissance (propre au déchiffrage) comme une énergie constante dans un système isolé (le schéma de l’œuf) ou pire encore comme d’une substance (étendue ou pensante, corps ou âme).

[7] Le rêve « ne pense, ne calcule, ne juge absolument pas, mais se borne à ceci : donner une autre forme » (Interprétation du rêve, OC IV p.558)

[8] De cette similitude découlent les espoirs de Freud de trouver une thermodynamique de l’inconscient dans Au-delà du principe de plaisir. Mais il n’y a pas la moindre nouvelle thermodynamique de la pulsion de mort qui apparaisse, parce qu’il manque précisément ce signifiant constant qui pourrait être mis au travail

[9] « Comme la tique à la peau d’un chien » (AE 523).

[10] Cf. Kant avec Sade (Écrits, p.765).

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